Friday, October 21, 2005

Guerre par robots interposés

Mon fils est féru de tout ce qui touche à la guerre, l'armée, les armes, les tactiques et les stratégies de combat, etc.. Un de mes postes récents sur l'immoralité des scientistes chargés de R&D en matière d'armement a donné lieu à des commentaires passionnés de sa part. Dans la même veine, je reproduis ci-dessous, à son intention, un article du Monde («Alerte aux robots-guerriers» de Yves Eudes) [http://tinyurl.com/crqez] sur les nouvelles technologies de guerre et l'émergence des robots-guerriers. Je m'attends (avec un plaisir non dissimulé) à de futurs débats acharnés avec fiston.

«La Mule pèse 2 tonnes. Elle a la taille d'une camionnette, mais sa carrosserie arrondie et moulée d'un seul bloc lui donne l'air d'un jouet. Grâce à ses six énormes roues indépendantes, elle peut circuler sur n'importe quel terrain, franchir un bourbier et même grimper un escalier. Lorsqu'il faut aller vite, elle actionne son moteur diesel. S'il vaut mieux avancer lentement et en silence, c'est le moteur électrique qui prend le relais.

Elle n'a ni porte ni fenêtre, car personne ne monte à son bord : la Mule est le premier véhicule robotique au service de l'armée américaine, capable de se déplacer toute seule, sans pilote ni télécommande. Elle est surmontée d'une grosse tête ronde translucide, fixée à un bras rétractable et bourrée de caméras, de micros, de capteurs, de radars, de sonars et de lasers. Elle peut voir et entendre tout ce qui se passe autour d'elle, de jour comme de nuit. Elle détecte les mouvements et les sources de chaleur, calcule la distance la séparant d'un objet fixe ou mobile. Grâce à ce flux continu de données, son ordinateur de bord dessine en temps réel une carte dynamique de son environnement, puis définit un itinéraire praticable. La Mule est "intelligente".

Sa première mission sera d'accompagner les fantassins en opérations et de porter leurs paquetages – ­ d'où son nom. Plus exactement, elle suivra un mini-émetteur logé dans la veste de l'un des soldats de son unité. Equipée d'une benne, elle pourra transporter des centaines de kilos d'armes, de vivres et de matériel. Les GI qui doivent parfois porter sur leur dos plus de 40 kg d'équipement seront ainsi plus agiles. Elle servira également de groupe électrogène, de purificateur d'eau et de détecteur de mines ou d'armes chimiques et bactériologiques.

Attention, la Mule n'est pas encore au point. Mais au printemps 2005, le Laboratoire de recherche de l'armée américaine (USARL), installé près de Washington, a annoncé que ses tests réalisés sur un circuit accidenté avaient été très encourageants. La décision a été prise de lancer la fabrication de plusieurs modèles, ainsi que d'une gamme étendue de véhicules robotiques dont le nom de code générique est simplement UGV pour "Unmanned Ground Vehicles" (véhicules terrestres sans pilote).

La production en série pourrait commencer dès 2012, pour un déploiement sur le terrain à partir de 2014. Le Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), l'agence de recherche scientifique du Pentagone, a confié les différentes parties du programme à plusieurs consortiums, réunissant des laboratoires publics, des universités, des grands fabricants d'armements et des petites start-up d'informatique et de robotique.

Dès à présent, le Darpa organise des expositions de maquettes dans les écoles militaires, pour familiariser les jeunes officiers avec ces machines du futur. En mai 2005, il a choisi le War College de Carlisle, en Pennsylvanie, pour présenter une vingtaine de futurs UGV, à roues et à chenilles. Les plus gros seront des wagons d'une quinzaine de tonnes, les plus petits des tanks miniatures de moins de 100 kilos. Le Darpa a aussi annoncé la prochaine naissance de Big Dog et Little Dog, deux plates-formes de transport dotées de quatre pattes articulées.

Les élèves de Carlisle ont aussi découvert que les UGV de la deuxième génération ne se contenteront pas de suivre les fantassins : ils pourront se déplacer de façon autonome, grâce à des logiciels de navigation leur permettant d'éviter les obstacles et de choisir des itinéraires discrets, genre lisières de forêt ou rues étroites. Dès 2015, on devrait voir apparaître des UGV programmés pour parcourir indéfiniment un même itinéraire, par exemple la navette entre une zone de combat et une base arrière.

L'arrivée de ces UGV pleinement "autonomes", vers 2020, va d'abord bouleverser les règles de surveillance et de reconnaissance des zones de combat. Grâce à ses batteries de capteurs, un robot patrouillant inlassablement autour d'une zone sera plus efficace que toute une armée de sentinelles. Aucun bruit, aucun mouvement, aucun dégagement de chaleur, même infime, ne lui échappera. De même, un robot envoyé en éclaireur en territoire hostile pourra collecter en quelques minutes des masses gigantesques d'informations sur les positions ennemies et les transmettre en direct à sa base arrière.

A partir de 2025 ou 2030, l'armée américaine espère posséder, en sus des UGV autonomes, de véritables robots guerriers capables de prendre part aux combats. Il s'agira d'une gamme de blindés rapides de 2 à 10 tonnes. Il est déjà prévu de les équiper de fusils à longue portée, de mitrailleuses, de lance-grenades et de missiles à guidage électronique. Ils ne seront pas programmés pour une mission précise. Ils devront être capables de patrouiller dans une zone hostile et d'analyser des situations complexes.

S'ils repèrent une unité ennemie, ils se placeront eux-mêmes en embuscade et transmettront les informations au QG. Là, des officiers décideront de la suite des événements. Si les robots reçoivent l'ordre d'attaquer, ils se chargeront eux-mêmes de sélectionner les cibles prioritaires et déclencheront les tirs. Selon M. Omead Amidi, ingénieur en robotique de l'université de Carnegie-Mellon, cette division du travail est logique : "Dans vingt ans, les hommes resteront meilleurs que les robots pour reconnaître les formes et les objets. En revanche, les robots seront meilleurs que les hommes pour viser juste." Qu'un robot puisse appuyer seul sur la détente pour tuer des humains ne lui pose pas de problème : "Dans une guerre urbaine, un robot pourra atteindre un homme au milieu d'un groupe sans faire de dommages collatéraux. En général, un robot fera moins de victimes innocentes qu'un soldat fatigué, stressé ­ ou agressif."

Bob Quinn, directeur de la société Foster-Miller, qui fabrique des mini-tanks télécommandés, imagine déjà le passage au stade suivant, après 2030 : "Techniquement, l'intervention humaine au moment de la décision de tirer ne sera plus nécessaire. Le problème sera plutôt d'ordre éthique, ou politique. Les officiers actuels se disent hostiles à l'idée de voir un robot prendre l'initiative de tuer un humain, mais la prochaine génération aura peut-être une vision différente. Si, dans trente ans, l'armée américaine se retrouve embourbée dans une guerre meurtrière et incertaine, l'intervention humaine dans la décision de faire feu sera peut-être considérée comme une perte de temps."

Il est prévu de déployer des robots-guerriers dans toutes les divisions. Mais les officiers chargés de penser l'armée du futur souhaitent donner la priorité aux unités spécialisées dans la lutte antiguérilla. Grâce à leur avance technologique, les États-Unis se considèrent déjà sur un champ de bataille ouvert, comme invincibles face à n'importe quelle armée conventionnelle. Ils savent en revanche que leur avantage est moins net face à une insurrection dans une grande ville.

Apparue dès 1991 lors de la désastreuse expédition en Somalie, la prise de conscience est renforcée chaque jour par la guerre en Irak. Une fois de plus, les stratèges américains misent donc sur la technologie pour remédier à leur faiblesse tactique. Charles Shoemaker, chef du programme robotique du US Army Laboratory, fait la liste des vertus du robot de guerre dans un futur conflit "de basse intensité". "Il ne sera pas seulement plus précis qu'un humain, son tir sera si rapide qu'il pourra intercepter un projectile. Il supportera des chocs et des accélérations intolérables pour un organisme vivant. Il pourra fonctionner nuit et jour sans se reposer, ou rester caché sous des gravats pendant des semaines, puis repartir au quart de tour. Pour faire tout cela, il n'aura besoin de rien, sauf de carburant." Sera-t-il pour autant invincible ? "Bien sûr que non, mais s'il ne rentre pas de sa mission, personne ne le pleurera."

Plus prosaïquement, les robots-guerriers pourraient aider l'infanterie à gérer une possible pénurie de main-d'œuvre. Si les États-Unis décidaient à l'avenir de mener de front plusieurs conflits de longue durée, leurs armées courraient sans doute le risque de manquer d'engagés. Or le rétablissement du service militaire obligatoire semble à ce jour improbable, en tout cas pour des guerres "périphériques" dans des pays lointains. En octobre 2004, un projet de loi en ce sens a été rejeté par la Chambre des représentants de Washington par 402 voix contre 2.

Cela dit, personne n'envisage la création d'une armée de robots partant seuls au combat, tandis que les humains resteraient tranquillement à l'arrière. "L'îlot automatisé fonctionnant en autarcie est un mythe, affirme Charles Shoemaker. Les robots sont faits pour accroître l'efficacité des combattants, pas pour les remplacer." En fait, les soldats devront apprendre à travailler en collaboration avec les UGV et à les intégrer dans leur vie quotidienne.

Le Darpa travaille sur un char d'assaut miniature d'une dizaine de kilos, portable à dos d'homme, le Packbot, qui pourra être activé en quelques secondes et partir à l'assaut en terrain découvert ou pénétrer dans un bâtiment suspect. Les fantassins disposeront de modèles encore plus petits comme le Throwbot (robot à lancer), qui pourra être jeté comme une grenade par la fenêtre d'une maison tenue par l'ennemi. Une fois au sol, l'engin dépliera ses six pattes et parcourra toutes les pièces, en envoyant des informations aux soldats restés à l'extérieur. Une version explosive du Throwbot est à l'étude.

La robotisation de l'armée américaine devra évidemment être accompagnée d'une refonte complète de l'équipement des fantassins. Armes, casques et uniformes seront bardés de caméras, de micros et de capteurs, qui dialogueront en permanence avec les UGV. Le système robotique saura exactement où se trouvent les soldats. Il pourra mesurer leur rythme cardiaque, leur pression sanguine, leur niveau de stress et de fatigue. Quand un humain sera blessé, le système enverra au QG un message d'alerte ainsi qu'un premier bilan médical ­ – éventuellement un avis de décès.

Reste à résoudre un problème majeur : pour fonctionner et coordonner leur action, les robots-guerriers auront besoin d'un réseau de communication sans fil qui couvrira l'ensemble du champ de bataille et se déplacera au gré des opérations. Or, contrairement à leurs homologues civils, les ingénieurs militaires préféreraient éviter les communications par satellite, car un ennemi bien équipé pourrait les brouiller ou les pirater. La seule solution est que les robots constituent eux-mêmes leur propre réseau : chacun d'entre eux servira de relais aux communications destinées aux autres UGV évoluant dans son voisinage, les messages se propageant de façon aléatoire jusqu'à ce qu'ils atteignent leur destinataire. Grâce à cette architecture horizontale et décentralisée, le système continuera à fonctionner même si une partie de la flotte d'UGV était détruite.

Au fond, les robots ne seront que la partie tangible d'un système dont le véritable cœur sera le réseau. Leur "intelligence" ne proviendra pas de super-ordinateurs embarqués dans leurs flancs comme l'avaient imaginé les auteurs de science-fiction du XXe siècle. Elle sera collective et émanera de l'interaction entre un grand nombre d'engins travaillant "en essaim". Un gros robot de combat pourra envoyer en éclaireur un mini-robot bon marché ou un avion sans pilote. Certains sauront sécuriser un pont, d'autres tendre une embuscade, encercler un bâtiment, se disperser pour ratisser une zone, puis se regrouper pour bloquer une offensive ennemie. Ils pourront aussi éparpiller dans la nature des milliers de mini-capteurs jetables dotés d'émetteurs, créant ainsi des systèmes de surveillance éphémères déjà baptisés "dust networks", les réseaux-poussière.

Pour communiquer avec les humains, les robots devront envoyer des sons et des images. Ils auront donc besoin de réseaux à haut débit, lourds, complexes et vulnérables. Mais pour communiquer entre eux, ils utiliseront des codes informatiques très légers, et se contenteront de réseaux à bas débit, souples, faciles à installer et presque indétectables. Pour résoudre le problème du réseau, il suffirait en théorie d'augmenter au maximum l'autonomie des robots et diminuer autant que possible la supervision humaine. Cela dit, un problème inédit pourrait alors surgir : les humains ignoreraient la teneur des messages échangés entre robots en temps réel.

Effrayante perspective...»

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