Wednesday, January 28, 2009

Ma mère et sa fille


Ma mère n’a jamais été mon amie : elle préférait mes frères, en bonne Asiatique. Je n’avais pas la docilité qu’elle attendait d’une fille et j’étais une rivale dans l’affection de mon père.


Mais vers ses vieux jours, j’étais devenue son bâton de vieillesse et nos relations ont graduellement permuté : je décidais de tout, elle était complètement dépendante de moi. La dernière année n’a pas été facile. Elle était clouée dans une chaise roulante, plus ou moins aveugle, plus ou moins sourde, percluse d’arthrite et hantée par toutes sortes de visions et de mirages. Ses jours étaient une longue attente, dont la monotonie n’était interrompue que par les trois repas. Mes visites se faisaient de plus en plus courtes : à peine étais-je assise qu’elle me chassait : « Rentre chez toi, je vais dormir un peu ». Elle ne voulait plus sortir, ni faire quoi que ce soit. J’essayais de partager ses angoisses : « As-tu peur de mourir, maman? Veux-tu qu’on en parle? » « Non, pas vraiment, laisse moi dormir ».


Elle s’est éteinte doucement, sereinement, dans son lit d’hôpital. Du moins c’est ce qu’on m’a dit. Alors que j’étais seule à lui rendre visite quand elle était en vie, à faire toutes ses courses, à la sortir toutes les semaines manger vietnamien, à répondre à ses incessants appels téléphoniques jour et nuit (« Où ai-je mis mes lunettes? », « Quel jour sommes nous? ») parce que mon frère n’avait jamais le temps, voilà qu’elle a attendu la seule fois où je m’absentais pour expirer dans les bras de mon frère. Alors que j’avais prévenu la famille et ses amies qu’elle ne passerait sans doute pas l’année 2008, voilà qu’elle a fait exprès de résister juste assez pour partir le 1er janvier 2009 à midi.


Ma mère, si belle, si forte, si têtue… n’existe plus. Où va la conscience après la mort? À quoi ressemble un esprit? Si je pouvais voir l’esprit ou l’âme de ma mère, comment la reconnaîtrais-je? Le soir de sa mort, j’étais rentrée de l’hôpital épuisée. Dans ma tête, je récapitulais tout ce que je devais faire le lendemain. Mon frère, les tantes et les oncles, tout le monde m’avaient prévenu : « Il faut que tu allumes de l’encens pour ta mère ce soir et tous les soirs pendant 49 jours, sans faute. Les esprits se nourrissent d’odeurs, d’arômes, de parfums. Il ne faut pas que ta mère ait faim dans l’au-delà, sinon elle n’aura pas une bonne réincarnation. » Mais j’étais si fatiguée qu’une fois la maison plus ou moins rangée et les chiennes nourries, câlinées et apaisées, je me dirigeais vers ma chambre à coucher quand soudain, un grand bruit éclata dans la cuisine : une forte voix d’homme et de la musique tonitruante. Les chiennes étaient tendues, en alerte. Je me précipitai dans la cuisine : personne! La musique assourdissante venait de l’évier : une vieille radio, qui ne marchait plus depuis longtemps mais que je gardais comme décoration sur le bord de l’évier parce qu’elle était mignonne, en forme de grenouille verte, s’était allumée toute seule et s’était mise à jouer de la musique au volume maximum. Je sus tout de suite que c’était ma mère qui me rappelait qu’elle n’a pas eu son encens. J’éteins la radio, allume un bâton d’encens, invite ma mère à table (Tiens maman, voilà ton encens. Excuse-moi du retard et merci du rappel). Je crois l’entendre répondre : Pas grave, ma fille, mais que ça ne se reproduise plus!



Ma mère et mes deux garçons, Asperge et B-Boy

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